Oh la douche froide qu'a du prendre l'ami Fred en lisant ce titre ! Mais c'est vrai qu'il est pénible ton cargo, ! Parce qu'en vérité ce n'est pas toi qui m'a énervé comme ça mais bien ton cargo. Ou alors c'est peut-être moi-même qui me suis énervé tout seul. Mon incompréhension devant le problème, l'idée d'avoir à reprendre mon travail encore et encore, d'avoir peut-être mal fait, trop vite... Mais ce qu'il y a de bien c'est que derrière toute situation pénible, énervante, voire franchement douloureuse (ce n'est pas le cas ici rassurez vous !), il y a un cadeau, une leçon ou une belle découverte...
Résumons l'histoire. A l'été 2019, suite au Cargo Bike Workshop, Fred me passe la commande d'un cargo. C'était un peu prématuré, nous n'avions pas encore testé ces vélos mais j'ai quand même construit son cadre. Quelques temps après, Fred me dit que ça ne va pas, que le vélo guidonne et qu'il est difficile à contrôler. Sauf qu'il est à Toulouse et que ce n'est pas facile pour moi de faire un diagnostic à distance. Le temps passe et finalement Fred vient passer quelques jours ici.
Premier constat : le français est trop pauvre pour traduire l'étendue de nos ressentis.
Second constat : ce qui pose problème à quelqu'un ne pose pas forcément problème à quelqu'un d'autre.
Il nous a fallu un moment pour comprendre de quoi on parlait. Pour moi ce n'est pas du guidonnage mais ce que j'appelle l'effet flip flop : à basse vitesse la direction veut basculer d'un côté ou de l'autre. Ça se calme quand la vitesse augmente. Après un moment de réflexion il m'a semblé assez clair que la direction était trop couchée pour un vélo aussi chargé de l'avant (et oui un cargo long tail porte surtout beaucoup de poids à l'avant : le pilote. Du moins il en porte beaucoup plus qu'un vélo habituel). Tronçonnage, modification de la douille, essai. Tout est rentré dans l'ordre. Fred rentre chez lui, je finis le cadre et je le renvoie en peinture. Fred le récupérera lors du WE de la 200ème...
Episode 2 : Quelques jours plus tard, Fred me recontacte. Ça ne va toujours pas. OK il n'y a plus l'effet flip flop au démarrage, mais cette fois ça guidonne réellement en roulant. Il faut tenir fermement le guidon sinon ça part en oscillation. Je me dis qu'il faut augmenter le déport de la fourche mais une fois de plus, pas facile d'expérimenter à distance. J'en ai un peu marre de son machin bleu, puis jaune. Au prochain tour il sera rose ou je l'envoie balader avant ?
Bon, je laisse retomber la sauce et je me penche sur la question. Plutôt que de lui fabriquer à l'aveuglette une nouvelle fourche, je vais faire des essais sur mon propre cargo. Je sais que ce guidonnage existe aussi sur ce vélo. Il n'est pas franchement gênant mais je sais qu'à certaines vitesses il vaut mieux que j'évite de lâcher les mains. Je commence donc par fabriquer une première fourche avec plus de déport (52mm contre 41mm). Résultat néant ! Je décide donc d'y aller franchement en fabriquant une fourche avec 70mm de déport. Là au moins on devrait voir quelque chose... Rien !!! A part la direction un peu plus légère à basse vitesse, le guidonnage apparait toujours, à peu près aux mêmes vitesses. Très décevant... Heureusement que je savais déjà comment utiliser cette fourche sinon j'aurais déprimé.
Mais peu à peu dans mon esprit s'est créé le modèle de fonctionnement de la direction. Je vous le livre ici :
Comme la direction n'est pas verticale mais inclinée, tourner le guidon fait descendre le vélo. Vous pouvez vous le représenter sur un dessin avec la roue tournée à 90 degrés. Comme la roue se retrouve inclinée de l'angle de la direction, la distance entre l'axe de roue et le sol est un peu plus faible (mathématiquement, le rayon de la roue est multiplié par le sinus de l'angle de direction) que quand la direction est droite (on a alors le rayon complet). Le cadre descend donc un peu quand on tourne le guidon. Pris dans l'autre sens, tout ce qui fait descendre le cadre (donc majoritairement le poids sur l'avant du vélo) a tendance à faire tourner la roue, d'un côté ou de l'autre. Le déport de fourche vient un peu compenser cela, mais dans des proportions plus faibles. Cet effet est très sensible à basse vitesse et il contribue à donner au vélo une certaine légèreté de direction. C'est notamment très sensible sur un fat dont le pneu a une forte adhérence nuisible à une direction légère. L'effet flip flop, c'est ainsi que je le nomme, donne beaucoup de légèreté à une direction qui serait lourde sans lui.
Le second effet est celui de la chasse. La chasse est la distance entre un point virtuel correspondant à la projection au sol de l'axe de direction et le point de contact du pneu au sol. Quand le vélo avance, ces deux points veulent s'aligner dans le sens d'avancement du vélo et plus leur écart est grand, plus l'effort d'alignement est important. On voit très bien cela sur les caddies de supermarché et autres roulettes pivotantes dont la fourche est cintrée vers l'arrière pour créer une chasse. Sur un vélo une direction couchée, un déport faible et un grand diamètre de roue augmentent la chasse dont les effets sont d'autant plus sensibles que la vitesse du vélo est importante.
Nous avons donc en présence deux forces antagonistes : l'une veut faire tourner la direction, l'autre veut la redresser. Sur la plupart des vélos, ce conflit se résout sans heurts dès les premiers kilomètres/heure, mais sur un cargo il semble se prolonger à l'infini (je n'ai pas dépassé 25km/h ceci dit...). Une oscillation démarre et si on ne fait rien elle s'amplifie...
Alors quelles solutions adopter ? J'en vois trois :
- redresser encore l'angle de direction, probablement autour de 73° (on a déjà remonté celle de Fred de 70° à 72°) et augmenter le déport de fourche (mais on n'ira probablement pas au delà de 70mm)
- supprimer tout le poids qui peut l'être de l'avant du cadre. J'ai notamment noté que si je me redressais voire me cambrais en arrière, le guidonnage était fortement atténué. Fred a un panier fixé au cadre avec les cartables de ses enfants. J'ai compris qu'il était à proscrire.
- ajouter du poids excentré sur la fourche. Par exemple fixer le panier de Fred sur la fourche plutôt que sur le cadre. J'ai fait l'essai sur mon propre cargo. Dans un premier temps j'ai soudé (juste pointé) un arrière de récup sur une des deux fourche fabriquées pour y mettre une caisse chargée (après je vais avoir du mal à justifier 250€ pour un porte bagages sur mesure !). Résultat concluant. Plus ce poids est excentré, plus il augmente l'inertie de rotation de la fourche, la rendant insensible à l'excitation générée par le conflit des deux forces. Puis pour rentrer chez moi j'ai installé une paire de sacoches et j'ai pris toute la descente sur les Vans sans tenir le guidon (à part dans l'épingle évidemment). CQFD
Reste à obtenir le même résultat sans avoir à rajouter de poids sur le vélo. Pour cela, bien décrire la problématique et à motiver quelques élèves ingénieurs pour modéliser le problème et créer un guide de conception pratique. Je crois que mon fils Arthur a mordu à l'hameçon. Reste à convaincre ses profs.
Quant à Fred, il expérimente de son côté et j'ai bon espoir qu'on trouve vite la solution à son problème grâce auquel notre connaissance aura augmenté !
Rémi